La question est récurrente, les thèses se disent et se contredisent. Globalement, qui l’emportera entre création et destruction ? La validité des postulats de Joseph Schumpeter si bien confirmés au cours de la première partie du siècle dernier reste-t-elle d’actualité ? Radiologues et camionneurs seront-ils de nouveaux canuts ?
Abordons la question suivant deux aspects structurants.
Premier point : que peut effectivement attendre de l’Intelligence Artificielle ? Dispose-t-elle de l’autonomie suffisante pour porter un métier ou n’est-elle qu’un simple assistant sur une tâche spécifique ? Métier ou tâche ?
Deuxième point : comment mesurer l’impact sur l’emploi ? L’idée est de chercher une éventuelle corrélation entre la productivité au cours de la période 1950 2000 et les tâches révolutionnées par la mécanique, électronique et l’informatique. La productivité sera estimée à partir du Produit Intérieur Brut rapporté au temps de travail ainsi que l'a défini l’OCDE, malgré un biais : le PIB se calcule sur ce qui a été vendu et non pas sur ce qui a été produit. Un ralentissement de production pour pallier de mauvaises ventes sera interprété comme une baisse de productivité.
Intelligence Artificielle vs intelligence naturelle
Peut-on rapprocher deux intelligences aux mécaniques si fondamentalement différentes ? L’Intelligence Artificielle se rêve l’égale de la naturelle (IA forte) mais manque cruellement de polyvalence aujourd’hui (IA faible).
IA forte
L’intelligence naturelle sait défier le « bon sens ». L’observation nous apprend que les objets lourds tombent plus vite que les objets légers, que le temps est universel et que la lumière va tout droit. À l’opposé, l’intelligence humaine comprend que la chute d’une pomme et le mouvement de la lune obéissent aux mêmes lois et que la gravité courbe la lumière. Merci à Galiléo, Isaac, Albert et tant d’autres pour avoir osé douter de l’évidence et vu la réelle nature des choses au travers de leurs expériences de pensée. L’apprentissage profond (deep learning en anglais) va au rebours de la démarche de l’intelligence naturelle.
Le flou est de mise dans l’intelligence naturelle. L’étrange processus de mémorisation passe par des phases où l’altération voire l’effacement construisent un souvenir qui continuera à se modeler au fil des rappels. La création artistique fait largement appel à l’indétermination : Leonard de Vinci bannît le trait au profit du délicat sfumato, Jean-Honoré Fragonard nous laisse statuer sur la position de son verrou et pour Stéphane Mallarmé nommer un objet supprime les trois-quarts de la jouissance du poème. Les prises de décisions doivent s’accommoder de l’émotion. Nul modèle mathématique ne peut recréer le fonctionnement d’un cerveau régit par l’indétermination.
Recréer l’Intelligence Naturelle suppose de comprendre son fonctionnement, l’origine de la conscience, de l’émotion. On est capable de visualiser des flux d’information dans le cerveau, de constater que si du haut de ses milliards de neurones l’homme jouit de conscience trois cents suffisent aux Caenorhabditis elegans pour en bénéficier ; l’esprit de groupe existe déjà chez les trilobites qui vivaient au Cambrien inférieur. Mais on ne sait toujours pas où est la conscience.
L’Intelligence Artificielle forte restera hors de portée tant qu’on n’aura pas identifié la voie à suivre pour la trouver. Socrate, Pierre Abelard ou Descartes se posaient déjà la question : avancer une échéance semble présomptueux.
IA faible
De son côté, l’IA faible est construite sur un calcul statistique mené sur un monceau de données. Sa force réside dans son incroyable don pour discerner des formes élémentaires dans un nuage de points. Pour peu que cette forme lui ait déjà été présentée, elle peut annoncer le niveau de probabilité avec lequel elle identifie tel ou tel objet. L’IA peut dire : je suis sûr à 95% d’avoir repéré un vélo, une tumeur ou une voix, mais sera sans réponse face à un avion, un chiffon ou un cri d’animal si ces objets ne lui ont pas été explicitement enseignés. Par construction elle ne sait que piocher dans son réservoir de données, ce qui l’empêche d’aller au delà de la poursuite d’une tendance ou d’une corrélation. L’innovation lui est interdite. Si elle a su au jeu de Go désarçonner son adversaire par des positions inédites, c’est parce qu’elle les a au préalable identifiées en essayant des combinaisons au hasard.
« Il faut trente ans pour former un ingénieur ou un radiologue, quelques heures pour éduquer une IA ! », entend-on sur les médias. « L’apprentissage est l’opposé de l’enseignement » peut-on rétorquer avec Alain. Éduquer une IA pour en faire un ingénieur vise un bien piètre résultat : un ingénieur sans imagination ni esprit créatif, exclusivement dédié à rester dans le droit fil de ce qui existe déjà.
L’expérience d’Amazon dans le tri des CV est révélatrice. L’IA a fait son apprentissage sur l’historique des données de 2004 à 2014 qui présentait essentiellement des candidatures masculines, manutention oblige. La machine avait tendance à évincer les femmes même après modification de l’algorithme pour supprimer toute mentions explicites relatives au sexe. L’abandon de la méthode a été signifié fin 2017. L’IA faible a une forte dépendance à la qualité des données utilisées pour son apprentissage.
L’IA faible demande aujourd’hui à être chapeautée. Elle va signaler qu’un comportement sur son réseau est atypique, qu’une série de pixels pourrait laisser soupçonner une tumeur ; cependant ces informations ne sont pas l’oracle rendu par une boîte noire mais une question soumise au professionnel à qui reste le rôle de statuer. Dans le cas des véhicules autonomes, l’humain n’a pas le temps de valider les décisions et elles restent du ressors de la machine ; cela dit, différencier un sac en papier d’une pierre peut tétaniser un véhicule sur une route ou plus dramatiquement l’amener à ignorer un obstacle. On ne peut échapper à la présence d’un humain derrière le volant même si plusieurs longues secondes sont nécessaires pour qu’il reprenne la main.
Quoi qu’il en soit, cette très jeune technologie en pleine explosion s’impose jour après jour dans des territoires nouveaux et nous ne savons pas aujourd’hui où s’arrêtera notre étonnement.
L’IA forte ne sera pas fille de l’IA faible
Les progrès de l’IA faible déboucheront-ils sur l’IA forte ?
La réponse est négative : quelle que soit la puissance de calcul, le nombre de neurones artificiels, le volume des données d’apprentissage, le savoir-faire est toujours le même : identifier des profils au sein de nuages de points. Cette démarche statistique est un outil extrêmement puissant, mais n’est d’aucun apport pour appréhender l’origine de la conscience.
Il est inutile d’espérer que la conscience ne soit qu’une question de complexité et de quantité de neurones artificiels. Elle n’est pas l’exclusivité de l’humain du haut de ses milliards de neurones, la nature y pourvoit dès trois cents, quantité déjà commune dans les réseaux électroniques. Avoir l’humilité d’admettre que nous ne manions que des « comparateurs à seuil » joliment (abusivement ?) qualifiés de « neurones artificiels » permettrait peut-être de calibrer les fantasmes.
Métier ou tâche ?
L’Intelligence Artificielle forte qui saurait remplacer un humain est hors d’horizon, l’Intelligence Artificielle faible qui nous éblouit tant aujourd’hui pâtit de son absence d’autonomie. L’Intelligence Artificielle faible n’en constitue pas moins un prodigieux outil pour assister l’humain.
Probablement l’Intelligence Artificielle remplacera-t-elle l’humain pour des tâches mais pas pour des métiers.
Productivité
Penchons-nous sur la période 1950 2000 riche en innovations, pour y traquer quelque variation de la productivité. L’indicateur sera le PIB par habitant rapporté au nombre d’heures travaillées.
Un grand merci à l’INSEE, à l’OCDE, au Maddison Project Database pour la disponibilité de leurs données !
PIB
Pourquoi choisir le PIB, aussi peu à même de mesurer la richesse d’un État que ne l’est le chiffre d’affaire d’une entreprise pour renseigner son bénéfice ? Parce que la somme des valeurs ajoutées est un indicateur de l’activité et en constitue une des définitions.
Une activité participe au PIB pour peu qu’elle soit objet de rétribution. Exporter des Airbus par exemple. Mais si vous heurtez un poteau avec votre voiture, vous augmentez également le PIB : un expert évalue les dommages, un atelier fabrique les éléments de carrosserie à remplacer, un professionnel les met en place et des artisans remettent le poteau à neuf. L’activité pour ne pas dire l’agitation provoquée par votre instant d’inattention renforce le PIB sans pour autant prétendre augmenter la richesse du pays.
Baisse de la croissance du PIB
À l’inverse, exécuter une tâche bénévolement reste invisible pour l’indicateur, ce qu’Alfred Sauvy résumait de manière provocatrice : épouser sa femme de ménage diminue le PIB. Troquer baby-sitting contre cours de maths entre dans ce même schéma. Les nouvelles plateformes numériques servent d’assises à la location de logement ou de voitures entre particuliers, au co-voiturage, au co-financement. « Wikipedia m’a tuer » peut gémir l’Encyclopaedia Universalis. Les activités de l’économie collaborative participent à la baisse de la croissance du PIB dès qu’elles remplacent des activités précédemment facturées.
Et si la quête de la qualité allait au rebours de la croissance ? Exprimée en heures de travail, l’acquisition par nos parents d’une 4L au début des années1960 nécessitait près de trois fois plus de temps que celle d’une Logan de nos jours. Dès 80 000 km, une 4L avec un trou dans le plancher dû à la rouille et un autre à l’accélération dû à des cylindres ovalisés était une vieille dame s’accommodant d’un totalisateur kilométrique limité à cinq chiffres ; le marché de l’occasion d’aujourd’hui ne craint pas d’afficher les 300 000 km de sa descendante. Coût trois fois moindre, durée de vie trois fois plus longue, le PIB a eu bien besoin d’une diffusion massive avec plusieurs véhicules par foyer et un usage intensif pour assurer sa croissance ! Gageons que le développement des véhicules électriques à la complexité sensiblement moindre et à l’entretien réduit accentuera le phénomène.
Autre facteur : un taux de croissance de la démographie en chute entraine une baisse de la croissance du PIB par un défaut de consommation.
Calcul de la productivité
Pour notre calcul, le facteur idéal pour mesurer la productivité aurait été la quantité produite par heure effectivement travaillée. À défaut, cette donnée sera approchée avec le PIB par habitant pondéré par la durée de travail annuel légale, la durée de la vie active et le taux de chômage. Le temps partiel, l’absentéisme, les formations manquent à cette estimation. En partant du postulat que ces facteurs étaient moindres en 1950, la valeur en 2000 calculée sera sous-estimée.
Autre facteur éventuellement porteur de biais : le PIB ne mesure pas la production effective mais la valeur ajoutée résultant des ventes. Autrement dit, la mesure ne porte pas sur la production mais sur les ventes.
Fiabilité accrue, prix de vente moindre l’ensemble de ces facteurs est-il pour quelque chose dans le paradoxe de Solow ? La question reste posée.
Fort de ces hypothèses, le gain en productivité calculé entre 1950 et 2000 se situe dans une fourchette allant de 6,5 à 8. Dit autrement, un actif produit aux environs de sept fois plus de richesse que son père ; formulé autrement, sept fois moins d’actifs sont nécessaires aujourd’hui pour produire la même richesse qu’en 1950. Ce gain provient essentiellement de mécanisation des tâches que ce soit par exemple au niveau industriel ou bureautique.
Le contexte de la parution de Capitalisme, Socialisme et Démocratie de Joseph Schumpeter éclairant le mécanisme de destruction créatrice de l’emploi est-il d’actualité ? La théorie expliquait parfaitement le transfert de main d’œuvre depuis l’agriculture mécanisée vers l’industrie en quête de ressources. Mais l’écriture des suites bureautiques n’a pas eu besoin du temps libéré par les tableurs ou traitements de texte, les équipes développant les machines à emboutir ou peindre se suffisaient d’une quantité restreinte de professionnels pour conter le métier. Les chiffres de productivité révèlent une destruction bien peu créatrice pour la deuxième moitié du siècle dernier.
Intelligence Artificielle & emploi
Résumons-nous :
- l’Intelligence Artificielle forte qui pourrait détrôner l’humain pour des emplois est hors d’atteinte et son échéance est non déterminée
- l’Intelligence Artificielle faible qui existe déjà sait nous assister dans des tâches bien identifiées
- au cours de la deuxième moitié du siècle dernier l’automatisation des tâches a multiplié par sept l’efficacité du travail
Peut-on dès lors quantifier l’impact de la très jeune Intelligence Artificielle faible sur l’emploi ? La démarche me semble aujourd’hui illusoire tant sont continuelles ses conquêtes en performance et en domaines d’application. Au niveau qualitatif, il semble probable que les gains de productivité vont poursuivre voire amplifier leur progression, et que encore et encore il y ait de moins en moins d’effort à fournir pour produire plus. Les résultats ne se seront pas forcément visibles avec une mesure de la productivité rapportant le PIB au nombre d’heures travaillées d’une part car la baisse du taux de croissance démographique, un prix de vente tiré vers le bas par des coûts de production optimisés et une fiabilité accrue se conjuguent pour atrophier le PIB.
Jacques Baudron - Secrétaire Forum ATENA - jacques.baudron@ixtel.fr - octobre 2019
Ajouter un commentaire