Empêcheur de rêver en rond

En 1907, Albert Einstein postule que gravité et accélération sont de même nature, ce qui le conduira bientôt à une conclusion bien étrange : la masse dévie la lumière.
 
Les conditions de l’expérience de pensée du grand Albert sont révélatrices. La scène se déroule à l’heure post-prandiale, autrement dit ce moment magique du début de l’après-midi où nos pensées flânent en toute autonomie. Bref, assis sur son tabouret du bureau des brevets, pourvu d’une pipe et d’un café, Einstein rêvait. Ne croyez pas sa pensée inaccessible, la simplicité est bien au contraire admirable. Jugez plutôt.
 
Albert Einstein se tourne vers deux savants du dix-septième siècle : Galileo Galilei pour sa loi sur la chute des corps dans le vide et Ole Rømer pour avoir observé que la vitesse de la lumière est finie. Ces deux faits connus depuis deux siècles lui suffisent. En exagérant, mais j’aime exagérer, Isaac Newton avait les moyens de construire la relativité générale. Sans exagérer, car il ne faut pas exagérer, Albert Einstein était un génie.
 
Dans un premier temps, Einstein postule qu’une vitesse de chute dans le vide identique pour tous les corps implique l’équivalence entre gravité et accélération. Notre savant se place virtuellement dans un ascenseur dont les câbles sont coupés. Tous les corps tombent à la même vitesse. Une valise ou une pipe lâchées resteront en suspension. C’est l’apesanteur. Maintenant, restons dans le vide et cette fois la cabine est tirée vers le haut avec une accélération équivalente à la gravité. Les expériences de physique conduites dans la cabine donneraient alors le même résultat que sur Terre, un savant ne verrait pas la différence. Albert Einstein postule l’équivalence entre gravité et accélération.
 
Puis Einstein se penche sur le fait que la vitesse de la lumière est finie. Toujours dans son ascenseur en mouvement accéléré vers le haut, il imagine un rayon lumineux pénétrant par un orifice percé dans la paroi. La cabine étant en tirée vers le haut et la vitesse de la lumière étant finie, le rayon lumineux mettra du temps pour atteindre la paroi opposée, temps pendant lequel la cabine continue son ascension : l’impact lumineux se trouvera en dessous du niveau d’entrée. Pour un observateur situé dans l’ascenseur le rayon lumineux apparaîtra courbée. Le rayon lumineux est dévié par l’accélération.
 
Einstein étend cette observation à la gravité en suivant le principe d’équivalence et il en conclut que toute masse dévie la lumière. Seules des masses suffisamment importantes comme peuvent l’être les objets célestes permettrait de détecter le phénomène. L’expérience de pensée est remarquable, tout comme le fut celle menée par Galilée lorsqu’il conclut que dans le vide – concept encore flou à l’époque - tous les corps tombent à la même vitesse. Les expériences de pensée posent un marqueur fort dans la distinction entre intelligence humaine et intelligence artificielle.
 
La fallacieuse sensation de facilité donnée par ces raccourcis ne doit pas masquer les rudes années de formalisation mathématique qui suivirent. Le succès a été total lorsqu’Arthur Eddington a confirmé les déviations calculées sur ces bases lors de l’éclipse du 29 mai 1919. Depuis cette déviation est mise à profit pour réaliser des lentilles gravitationnelles. La force de l’expérience de pensée défie l’intuition et défait les idées reçues. Laissez vos idées vous mener ! Et une fois qu’Elles vous semblent bonne, ne les lâchez pas ; allez au bout de l’élucubration, combien contre-intuitive vous semble-t-elle.
 
Ne redoutons pas la non-activité. Il paraîtrait qu’un ami d’Einstein s’excusait auprès de lui pour lui avoir fait perdre son temps en étant très en retard à un rendez-vous. Einstein aurait expliqué qu’il en avait profité pour travailler. Nul besoin de papier ou de crayon, rêver (travailler ?) lui suffisait pour emplir le temps ainsi libéré.
 
Pour la psychologue Claire Leconte, il ne faut pas craindre de laisser l’enfant s’ennuyer. Il s’ouvre vers l’extérieur, observe, invente et même développe son autonomie. Pour Horace « l’oisiveté est une dangereuse sirène qu’il faut éviter », alors que Paul Lafargue prône « Le droit à la paresse ». Je tiens pour ma part l’ennui comme une route privilégiée vers les expériences de pensée. Révélons ce qui est rêvé là !
 
Pourquoi évoquer ce moment fort de la science ?
 
Pour souligner que le smartphone navigue à contre-courant de ce beau mécanisme. Toujours disponible, sa pesante présence capte ou plus précisément capture sans relâche notre vigilance. Notre attention s’en éloigne-t-elle quelque instant qu’une notification nous enjoint de retrouver le droit chemin vers ces quelques centimètres carrés luminescents. Dans les trains et les arrêts de bus, nous vaquons à l’image des Joueurs de cartes de Cézanne, la tête courbée et le front bas face au regard du smartphone. La webcam était dans la tombe et regardait Caïn. Dès lors, plus de place pour cet ennui constructeur où, le regard dans le vide, nos pensées s’entrechoquent dans des trajectoires improbables. Plus de place pour nos songes errants, pour nos divagations porteuses d’idées nouvelles.
 
Révoltons-nous ! Halte aux diktats ! Le seul lieu digne du smartphone est la poche. Bien au fond, avec une boîte de mouchoirs par dessus.
 
Haro sur le smartphone empêcheur de rêver en rond !
Auteur: 
Jacques Baudron - Secrétaire Forum ATENA - novembre 2019 - jacques.baudron@ixtel.fr

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