Recensions et notes sur "Réseaux, Libertés et Contrôle" de Benjamin Loveluck

Ce qui suit n'en n'est pas un résumé, qui sera très difficile à faire, et qui ne pourrait pas dispenser d'avoir à lire attentivement les très riches 350 pages du livre de Benjamin Loveluck. Car il faut lire ce livre, et ce qui suit n'est qu'une tentative pour en convaincre le lecteur sous la forme d'un document très partiel et limité, en attente d'échanges avec d'autres lecteurs.

Préambule : La thèse de Benjamin Loveluck  "Réseaux, Libertés et Contrôle" (Armand Colin) est remarquable.

Introduction : Ce livre représente au moins 10 ans de travail et de réflexion de Benjamin Loveluck sous le coaching de Marcel Gauchet (https://fr.wikipedia.org/wiki/Marcel_Gauchet ), avec la rencontre et la lecture de dizaines de personnes, abondamment citées, et l'écriture de nombreux papiers intermédiaires éclairants.

Ce livre est d'abord une énorme mine d'informations sur l'histoire d'Internet et de ses nombreux géniteurs dont les premiers datent des années 40.

C'est aussi une analyse originale des interactions créatrices entre les grandes forces-pensées-visions en présence dans l'histoire humaine, s'adaptant, exploitant et réagissant aux nouvelles possibilités offertes par l'évolution technique et économique, pour le hardware, le software, les groupes humains et leurs interactions.

À la lecture on prend conscience que l'internet, avec un petit i pour Benjamin Loveluck, n'a été conçu ni n'est contrôlé par personne et résulte de multiples interactions successives entre des acteurs ayant des pensées, des visions, des pouvoirs et des tropismes très variés. Ce qui est la première partie à la fois passionnante et difficile à suivre (pour moi) du livre, tant  sous un angle historique que socialo politique  que conjugue Benjamin Loveluck.

Avec l'émergence d'internet, les anarcho-libertariens, individus et entreprises, s'en sont donnés à cœur joie pour contourner les barrières et contraintes des états et du monde réel, avec leurs lois, leurs élites et leurs institutions, tous lents à comprendre ce nouvel espace qui se créait et encore plus lents à réagir de façon cohérente. Tout au plus pour défendre, plus ou moins efficacement, certains droits de propriété et certaines rentes du monde réel.

Les pouvoirs installés des Etats Unis, à l'origine des premières bases matérielles et logicielles du futur internet,  alliés avec certains géants mondialisés issus de Californie, ont couru derrière ce foisonnement libertarien et ce faisant ont, en fait, étendu leurs pouvoirs au monde entier, sans hésiter à bafouer, eux-mêmes, régulièrement la constitution des Etats Unis et quelques pouvoirs régaliens. Leur vivace impérialisme a bien profité de l'émergence d'internet, dans la plupart des pays soit démocratiques soit « faibles », quelques dictatures et pouvoir forts échappant à leur emprise.

Face à cette croissance des contrôles au sens large, financés par l'état le plus riche, le plus puissant et le plus impérialiste, les hackers se sont multipliés dans le monde grâce à un accès libre aux savoirs et aux moyens techniques de moins en moins couteux. Par leur nombre, leur répartition dans le monde et leurs différentes organisations mondiales, les hackers ont pu donner du fil à retordre  aux pouvoirs autoritaires ou dictatoriaux et aux agences étatiques qui enfreignent leurs mandats ou et les lois. Mais sans avoir encore, à mon avis, un impact autre que de notoriété  sur les actions négatives auxquelles ils s'opposent.

A l'échelle mondiale le résultat politique le plus important pourrait être l'émergence de millions de personnes constituant une nouvelle élite, probablement au moins dix fois plus nombreuse que les anciennes installées dans les institutions réelles , et qui produit du nouveau, de la valeur et explore de façon disruptive tous les chemins, notamment de coopération auto organisatrice, qui n'étaient pas possibles avant, au travers des anciens schémas d'intermédiations, d'expertises et de représentations, tant dans les démocraties du siècle dernier que dans les pays autoritaires, tous trop bien et solidement organisés-verrouillés-sclérosés. Cette nouvelle élite mondiale reste cependant très minoritaire, quelques %, dans la population générale, beaucoup plus passive.

Par certains côtés, le point faible d'internet pourrait justement résider dans ces masses à la fois connectées et très passives vis à vis des problèmes dénoncés par les hackers,  les geeks et les activistes. Les forces du marché ont pu facilement les appâter avec des tas de services gratuits financés par des acteurs devenus rapidement très importants, plus forts que la plupart des états, grâce à la mondialisation et au double mouvement de baisse des coûts intrinsèques de la technique et par l'étalement des coûts fixes sur des millions et dizaines de millions d'utilisateurs. Cet appât de la gratuité est associé à tout un système d'ouverture technique qui facilite le contrôle et la collecte des informations valorisables.

Cette masse d'internautes est naïve, insouciante, inconsciente , flemmarde, égotiste, pingre et est donc facile à manipuler avec différents appâts très attirants fournis par les grands acteurs, les contrôleurs, les tricheurs et les arnaqueurs,  tous apparemment solidaires pour "garder" les masses bien accessibles aux plus malins et aux plus capables de mobiliser des moyens considérables que les particuliers isolés ne peuvent même pas « voir » ni comprendre. Personnellement cela me fait penser aux grands troupeaux d’herbivores des grandes plaines africaines et à leurs différents prédateurs.

Le point de départ de tout cela n'est-il pas dans la manière dont a été financé et est financé l'internet ? L'abonnement à l'opérateur fournisseur d'accès ne fournit aucun contrôle sur la chaîne de circulation des informations d'un point à un autre et ceux qui en payent certains coûts à certains points clés, semblent se créer des occasions de captations. Mais Benjamin Loveluck n'a pas exploré cet aspect, pour lequel je ne trouve pas d'infos concrètes au-delà de la neutralité de ceux par qui passent les paquets fermés mais étiquetés et adressés. Pourquoi et comment un opérateur remplit il ses infrastructures de transport et par qui, sous quels contrats, est-il payé ? Une topologie illustrant et quantifiant ces aspects me semblerait utile.

Comme on le voit avec les logiciels libres (bravo à l'invention du copyleft qui utilise le droit de propriété intellectuelle (PI) pour protéger les utilisateurs des éventuels captateurs de PI), une grande rigueur  et une organisation minimales sont nécessaires pour auto organiser des producteurs bénévoles, volontaires mais dispersés et hétéroclites, pour produire et maintenir des biens communs de valeur utile hors du marché (propriété privée, spécialisation, frais de commercialisation  et concurrence). Cette rigueur et cette volonté sont à la fois impressionnantes et limitées à une super élite technique.

D'où, pour l'instant, cet internet qui n'est contrôlé par personne et qui n'a pas réussi à créer des mécanismes de construction de pouvoirs légitimes ayant les moyens d'agir dans les vies cyberspace et réelle des masses. Les pétitions et mouvements, importants,  sont encore bien trop limités pour apporter dans la durée ce qu'apportent les institutions démocratiques aux territoires qu'elles organisent. De plus, en sen inverse, les débordements et manipulations sont sur internet et dans les medias, des menaces tout à fait réelles pour un bilan « net » qui n'est pas forcément  encore très positif (ni peut être calculable).

Certains penseurs ou activistes appellent de leurs vœux  une nouvelle Magna Carta mondiale pour l'internet (https://fr.wikipedia.org/wiki/Magna_Carta ). Quand on voit la faible efficacité et la lenteur des grandes organisations et négociations internationales, et les multiples visions différentes, voire opposées, qu'ont les terriens, on peut douter de son établissement et de son respect concret à brève échéance.

Mon feeling est que Benjamin Loveluck propose nénamoins les clés de l'évolution et de l'amélioration des lois et pouvoirs de  l'internet (au-delà des aspects techniques et de production des échanges de paquets, qui se règlent assez bien). Il décrit en effet un monde tripolaire (le triskel pourrait être son emblème?) et non binaire (le yin et le yang) avec trois grandes forces en interactions permanentes :

1.     les contrôleurs, captateurs, centralisateurs, concentrateurs qui veulent ou gagnent à organiser et dominer l'internet à leurs profits et obsessions,

2.     les individus aspirant à la plus grande liberté gratuite pour s'ébrouer dans le cyberespace et y trouver des moyens de contourner les règles et contraintes du monde réel,

3.     les auto-organisateurs et coopérateurs cherchant à attirer vers eux et leurs travaux et solutions les individus et les extraire ou protéger des griffes souvent léonines des contrôleurs et captateurs,

En m'inspirant de ma compréhension de l'histoire passée, je verrai bien, comme au moyen âge en Europe, en l'absence de pouvoir absolu (au contraire des empires romain, chinois ou ottoman)  l'émergence de "cybervilles" avec leurs murailles (logicielles et matérielles) et leurs milices (geeks)   et leurs « Droits » librement choisis selon des processus ad hoc et légitimes, par leurs cyber citoyens pour y être cyber défendus et  optimiser leur existence tant cyber que réelle. Et comme pour les villes allemandes à la fin du moyen âge les meilleurs « Droits » se diffuseraient rapidement à des parties de plus en plus grandes du monde. Après s'être éventuellement réduits à quelques grandes Magna Carta adaptées aux différentes grandes sensibilités des milliards de terriens.

Une future  topologie quantifiée des échanges actuels nous indiquerait ce que pourrait coûter de construire et vivre dans ces cybervilles, afin d'être en position de négocier avec les autres cybervilles ou pouvoirs et avec les fournisseurs qui seraient moins gratuits pour pouvoir plus les contrôler.

En conclusion, un livre à lire absolument pour mieux comprendre et mieux participer à ces évolutions et constructions  de l'internet du futur et de nos futurs cyber jardins.

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Table des matières, version courte

·      Sommaire Introduction 13

Première partie : Aux origines

1.      Prémisses cybernétiques 27

2.      La naissance d’internet 45

3.      Le virage contre-culturel : vers une socialité en réseau 67

4.      Les utopies du cyberespace 89

Deuxième partie : Économies politiques de l’information

5.      La société de l’information, internet et le marché 113

6.      Le hacking : logiciels et libertés 129

7.      Économie-réseau et libertés radicales du numérique 149

8.      Des libertés sous contrôle ? Entre code informatique et règles de droit 173

Troisième partie : Réseaux et auto-organisation en régime numérique

9.      Réseaux, partage et viralité 207

10.   La captation : recentralisation des réseaux et contrôle algorithmique.
Le cas Google 231

11.   La dissémination : décentralisation radicale et cryptographie.
Du peer-to-peer à WikiLeaks 259

12.   L’auto-institution : un projet d’autonomie par les réseaux.
Les logiciels libres et Wikipédia 281

Conclusion 303

Notes 315 Sélection bibliographique 352 Index des noms 360 Table des matières 365 

 

 

 

 

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Auteur: 
Laurent Guyot-Sionnest

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