Informatique quantique (1 sur 2)

Les ordinateurs quantiques promettent de reprendre le flambeau des machines classiques sur la belle courbe de la loi de Moore. En pratique vivrons-nous cette évolution comme un simple changement de technologie ? Est-ce que ce sera similaire au passage d’un pentium à celui d’un multicœur ? Pour essayer d’éclaircir les idées sur la question, vous trouverez dans cette première partie quelques notions de physique quantique et dès le mois prochain une présentation de l’informatique quantique.

Horripilante physique quantique

D’un côté Elle est indéniable. En faisant abstraction de la gravitation, Elle explique tout. Ce qui nous entoure, la chimie, l’électronique, la stabilité des éléments elle-même …  Impossible de La récuser. Pire encore, la précision de Ses prévisions dépasse l’entendement : la mesure du moment magnétique de l'électron et le calcul théorique sont en accord avec onze chiffres significatifs. Pas le choix, il faut faire avec. On est tenu de L’accepter.

D’un autre côté Elle nous oblige à avaler des couleuvres : une particule n’existe que quand on la regarde, deux particules ayant été en contact peuvent rester liées quel que soit leur éloignement. Très très déstabilisant. Il nous faut oublier toute représentation mentale d’une particule, oublier toute notion de trajectoire, ne pas suivre nos intuitions et laisser notre bon sens loin de chez nous. Il faut se laisser guider par les seules mathématiques.

La mécanique quantique décrit la physique du tout petit à l’échelle de l’électron et en dessous. Le pas suivant sera l’unification des théories quantiques et gravitationnelles. Théorie des cordes ou gravitation quantique à boucles ? Les deux théories sont aujourd’hui en lice.

La mécanique quantique est tellement déconcertante que les efforts pour l’interpréter ont enfanté des théories où des univers se dédoublent, d’autres où la conscience de l’expérimentateur influe sur la mesure. Nous nous plaçons dans la suite de ce papier dans l’interprétation dite de Copenhague qui fait autorité de nos jours. Petit rappel (de mémoire) de l’avertissement de Richard Feynman : « Ce que je vais vous dire va vous paraître absurde, mais c’est la nature qui est absurde ».

Précisons ces idées avec trois aspects structurants pour l’informatique quantique : la superposition, la décohérence et l’intrication.

Superposition

La superposition décrit cet état défiant l’intuition où on est dans l’incapacité de préciser les paramètres (spin, position, quantité de mouvement etc.) d’une particule.  La cause n’est pas à chercher dans quelque faiblesse de nos méthodes d’observation : la particule n’est alors plus physiquement définie. Son état est indéterminé.

S’il est un domaine où il faut se méfier des analogies, c’est bien celui de la mécanique quantique. Cela dit, une question stupide me revenait régulièrement à l’esprit : si l’image d’un film me montre un personnage bras baissé puis la suivante le bras levé je vois quelqu’un qui lève la main. Et pourtant, qui me prouve qu’entre ces deux images le personnage ne s’est pas gratté la joue ou l’oreille ? Pourquoi n’aurait-il pas chassé une mouche ? Questions sans réponse car là aussi c’est indéterminé.

La particule est représentée comme un vecteur décrivant un champ dans un espace mathématique, l’espace de Hilbert. Chaque vecteur est une somme de vecteurs représentant chacun les différentes possibilités des valeurs que peuvent prendre les paramètres (spin, position, quantité de mouvement etc.). Il permet de calculer les probabilités d’occurrence de chacun des états. Cette fonction mathématique est une onde qui s’étale dans tout l’espace, la fonction d’onde de Schrödinger. L’état d’un système quantique est mathématiquement décrit par une somme infinie de vecteurs dont le physicien Richard Feynman à l’origine de l’électrodynamique quantique a édifié les règles de calcul.

Au cours de cette phase de superposition les expressions telles « un photon passe par les deux fentes » ou « le chat est à la fois mort et vivant » n’ont de fait pas de signification puisque trajectoires comme états sont indéterminés. Il est d‘ailleurs préférable de parler d’indétermination plutôt que d’incertitude, ce dernier terme pouvant évoquer à tort un problème de méthode de mesure. Heisenberg a utilisé « incertitude » dans un tout premier temps et l’a rapidement rectifié en « indétermination ». Trop tard : les traductions françaises avaient déjà gravé l’incertitude dans le marbre.

Expérimentalement, on peut mettre en évidence le phénomène de superposition grâce aux figures d’interférences. En physique classique la lumière est vue comme une onde et les figures d’interférence se créent naturellement lorsque les ondes lumineuses atteignent un écran après être passée par deux fentes.

En physique quantique, les photons sont envoyés individuellement. Et surprise les figures d’interférence dues aux ondes se construisent photon après photon. Tout comme avec les faisceaux lumineux de Young en 1801, la figure disparaît si une des deux fentes est obstruée. Un photon « connaît » toutes les routes pour aller d’un point à un autre. On ne peut pas définir la trajectoire d’un photon passant par l’une ou l’autre des fentes. Entre la source et l’écran il y a superposition des deux routes possibles. Notons qu’envoyer les photons un par un a longtemps relevé de l’expérience de pensée et que ce n’est que dans les années 1980 que le physicien français Philippe Grangier y est parvenu à Orsay.

À l’aide de la méthode de calcul de Feynman, on peut déterminer la probabilité de présence en chaque point sur l’écran en fonction de toutes les routes possibles, deux en l’occurrence. Les interférences se dessinent avec leurs zones blanches, où l’on est certain que la particule n’arrivera pas. Allons plus loin sur ce parcours quantique vertigineux : pour trouver les onze chiffres significatifs du moment magnétique de l’électron, il a fallu envisager tous les chemins …  y compris ceux qui remontent le temps ! Tous ces mécanismes sont décrits avec humour et clarté dans « Lumière et matière » de Richard Feynman. Si vous ne voulez lire qu’un seul livre sur la mécanique quantique, c’est lui qu’il faut choisir ! Côté pédagogique, les vidéos des cours d’Étienne Klein ou de Claude Aslangui pour ne citer qu’eux facilitent grandement l’accès à ces notions déstabilisantes.

Reformulons ces considérations :

·      Entre les deux mesures l’état de la particule est indéterminé.

L’état de la particule est alors un champ mathématique donné par la fonction d’onde (équation de Schrödinger) qui précise la probabilité pour que tel ou tel paramètre (spin, position, quantité de mouvement etc.) ait telle ou telle valeur.

·      Cet état où toutes les valeurs sont possibles est appelé superposition.

Attention : par abus de langage il est souvent dit que les états coexistent. Or dans cette phase la particule n’a plus de représentation matérielle mais uniquement mathématique. L’état de la particule n’est pas déterminé.

·      Toute interaction (mesure) fait cesser la superposition et matérialise la particule.

La valeur des paramètres (spin, position, quantité de mouvement etc.) est alors figée de manière aléatoire sur une des valeurs présentes dans la fonction d’onde. Ce passage du monde mathématique au monde physique est appelé « réduction du paquet d’ondes » ou « décohérence » suivant le contexte.

Décohérence

Le passage de la superposition à l’état macroscopique relève du même registre un peu fou. Dès qu’il y a interaction, typiquement lors d’une mesure, la particule rejoint notre monde classique et prend aléatoirement une valeur parmi celles proposées dans la fonction d’onde. L’histoire de la particule auparavant est alors totalement perdue. La situation est la suivante : une particule « n’existe » que quand on la mesure, ou plus largement quand il y a interaction. Vertigineux.

Pour souligner avec humour l’absurdité de la chose, Erwin Schrödinger a mis en scène un chat dans sa fameuse expérience de pensée. Le but est d’appliquer le comportement d’une particule à un être macroscopique. Le sort du chat (mort ou vivant) dépend de l’état d’une particule en superposition pour en conclure que le chat est lui-même dans une superposition mort / vivant. (Tout d’un coup j’ai envie de revoir « Smoking no smoking », pas vous ?)

Le vocabulaire consacre l’expression « réduction du paquet d’onde » quand on ne considère qu’une particule et l’expression « décohérence » quand on s’adresse à un objet macroscopique. La décohérence est une difficulté majeure des ordinateurs quantiques.

Comment interpréter la réduction du paquet d’onde ? Voici quelques exemples. Pour Everett, il se crée autant d’univers qu’il y a d’états superposés. Pour Wigner c’est la conscience qui dicte l’état dans lequel se stabilise la particule.  D’autres interprétations existent mais les physiciens pragmatiques tiennent le choc en considérant que la mécanique quantique ne concerne que les particules prises individuellement et ignore les chats macroscopiques.

Pour faire court

·      La décohérence est la transition entre le monde de l’indétermination et le monde classique macroscopique.

On parle de « réduction du paquet d’ondes » lorsqu’on s’adresse à une particule unique. Dans ce texte, malgré des différences sémantiques nous assimilerons les deux termes.

·      Les valeurs alors prises par les paramètres (spin, position, quantité de mouvement etc.) sont issues de celles répertoriées dans la fonction d’onde.

·      Le hasard préside à ce choix

Les probabilités d’occurrence de chacune des valeurs sont parfaitement définies par l’exploitation de l’équation de Schrödinger.

Accrochez-vous, nous ne sommes pas au bout de l’absurde et plongeons dans l’intrication en introduisant une deuxième particule dans nos considérations.

Intrication

Une couleuvre a fait déborder le vase du Grand Albert, le pilier des deux révolutions – relativité et mécanique quantique - du vingtième siècle.  Il n’a jamais pu admettre que le hasard se mêle de la physique. Lancer une pièce à pile ou face donne un résultat aléatoire, mais si les conditions initiales sont connues avec précision alors le résultat devient prédictible. Pour Einstein, la mécanique quantique ne peut déroger à la règle, au rebours des affirmations du physicien Niels Bohr. Un spin ne se décide pas au hasard. Il existe quelque part des variables cachées car « Dieu ne joue pas aux dés ». Notons qu’Einstein ne remettait absolument pas en cause la mécanique quantique. Il en était même un pilier majeur. Le seul point qui le dérangeait était cette intrusion du hasard. Il fallait continuer à chercher les variables cachées. Pour de Broglie, Bohm ou Bell la position de la particule serait un bon candidat pour cette variable.

Albert Einstein, Boris Podolsky et Nathan Rosen imaginent en 1935 une expérience de pensée, le paradoxe EPR. Ce court papier, quatre pages, est un de ceux qui est le plus souvent cité en référence alors que curieusement il n’en contenait pas lui-même. Toujours est-il que rédigé avec l’orthodoxie et le formalisme de la mécanique quantique il a beaucoup déstabilisé Bohr. Schrödinger et son chat mettaient également en avant le mystère de la décohérence avec leur expérience amusante, mais le paradoxe EPR ne s’appuyait que sur la théorie de Bohr elle-même en étendant les résultats acquis à une situation comprenant deux particules. Face aux clairs arguments EPR, la réponse de Bohr est beaucoup plus délicate à appréhender.

Le paradoxe EPR part du principe que la théorie de Bohr est correcte et aboutit à une contradiction en étudiant non pas une mais deux particules : l’information irait plus vite que la vitesse de la lumière. Deux particules en état de superposition et partageant des caractéristiques communes (phase, spin…) sont arbitrairement éloignées. On effectue une mesure sur l’une d’entre elles, l’autre doit prendre instantanément la valeur complémentaire. La vitesse requise pour transporter l’information se trouvera rapidement en situation d’outrepasser la vitesse de la lumière. Einstein était le mieux placé pour affirmer que la vitesse de la lumière ne se dépasse pas et conclut donc que les deux particules se sont « mises d’accord » au préalable. Ce sont des variables cachées.

En 1964, le physicien irlandais John Stewart Bell a traduit à partir de la théorie des ensembles l’expérience de pensée d’EPR en une inégalité mathématique. Si cette inégalité est violée alors il y a action instantanée à distance quelle que soit la distance. Bell voyait là un moyen de prouver qu’Einstein avait raison, qu’il n’y avait pas d’action à distance et qu’il fallait continuer les recherches pour débusquer des variables (position ?) cachées. L’inéquation a ouvert la porte aux expérimentations pour statuer sur la question fondamentale : est-ce que la valeur d’un paramètre  (spin, position, quantité de mouvement etc.) est choisie au hasard lors de la mesure ou pré-existe-telle ? Quand un radar vous indique que vous roulez à 132 km/h on peut raisonnablement penser que vous étiez déjà à cette même vitesse l’instant d’avant. Une particule mesurée à 1000 km/s était-elle à cette vitesse juste avant la mesure ou cette vitesse était-elle non déterminée ?

On doit au français Alain Aspect la mise en œuvre pratique de ces expériences en 1982 dans les laboratoires d’optique d’Orsay. La conclusion est implacable : Einstein, Podolsky et Rosen se sont trompés. Il n’y a pas de variables cachées. C’est bel et bien lors de la mesure que se détermine la valeur des paramètres. Dieu joue aux dés, et la mécanique quantique se joue de l’espace.

Désarçonné, Bell en bon disciple d’Einstein a entamé des recherches sur la base d’une sorte d’ether avec un temps absolu. Hélas ce génie est parti trop tôt pour aboutir à un résultat. Trop tôt également pour recevoir le prix Nobel. Ne tardons pas trop pour l’attribuer à Alain Aspect !

Notons qu’en 2006 d’autres expériences conduites elles aussi en France laissent à penser que la mécanique quantique se joue également du temps. Dans quel monde ne vivons-nous pas !

Résumons l’intrication.

·      Deux particules sont intriquées lorsqu’après avoir interagi elles partagent un paramètre commun.

Exemple de paramètre : spin +1 pour l’un, -1 pour l’autre, polarisation …

·      Ce paramètre est indéterminé jusqu’à ce qu’il y ait « mesure » sur une des deux particules.

L’autre particule prend instantanément la valeur dictée par la mesure ; par « mesure », entendre plus globalement interaction avec un autre système ; la mesure entraîne une « réduction du paquet d’ondes » ou « décohérence »

·      L’intrication agit quelle que soit l’éloignement des deux particules.

Cette propriété est également appelée « non séparabilité » ; la simultanéité de la réduction du paquet d’ondes des deux particules intriquées d’un éloignement quelconque ouvre la voie à un dépassement de la vitesse de la lumière (cœur de l’argumentation EPR).

·      La possibilité de transmettre à distance des valeurs aléatoires est un atout pour la cryptologie.

 

Retrouvons-nous le mois prochain pour voir l’application de ces beaux principes à l’informatique.

 

 


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Auteur: 
Jacques Baudron - jacques.baudron@ixtel.fr

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